C’est une cinéaste qui raconte le travail d’une peintre, appelée pour faire le portrait d’une jeune femme. C’est l’histoire d’un tableau-passeport, qui doit mener vers un contrat. La jeune femme ne veut pas ce contrat. C’est une grande histoire d’amour, qui passera par de l’attention, une mauvaise concentration, par le mensonge, et enfin par le consentement, comme pour nous amener à penser ce que veut dire considérer. C’est enfin l’histoire
d’une rencontre, et comme toujours avec l’amour, c’est aussi celle d’une narration qui a lieu hors de l’espace-temps. Une mère a commandé ce portrait afin de pouvoir marier sa fille. Or la fille ne veut pas se marier. Il faudra donc la peindre de force, ou en secret. Il faudra la regarder de dos, la dessiner sans qu’elle le sache. On entre dans le film et on apprend qu’un homme a déjà essayé, qu’il a tenté de peindre cette femme, mais sans succès. La fille ne veut pas être peinte. Parce qu’elle sait de quoi ce tableau est le tarif, elle sait que c’est pour qu’elle soit donnée. Offerte au contrat du mariage. On trouve la toile inachevée, on entre dans le film et on nous dit : cette femme ne souhaite pas être représentée. Elle ne le veut pas. Elle est rebelle et elle refuse. On est du côté de la peintre et on ne saisit pas la jeune fille, on la poursuit. On écoute la peintre lui mentir, obéir aux dires de la mère dont la fille refuse d’être modèle. On regarde la peintre au travail, elle produit un portrait convenable, grâce au mensonge. Ça aurait pu s’arrêter là, et ça aurait pu être un film. Il se serait peut-être appelé « Le portrait de la jeune fille fuyante ». Mais heureusement ça redémarre, la mère s’en va, et le travail peut commencer. Héloïse donne son consentement, et Marianne va pouvoir la peindre. Le film commence ainsi deux fois, comme parfois dans les belles rencontres. Sans ce revirement de sentiment, nous aurions pu avoir un film, un film comme ils s’en finance tous les jours, qui rejoue les normes sociétales. Mais ici on a une histoire, un beau récit, qui change la donne et invente son propre langage. Comment représenter quelqu’un ? Qu’est-ce qu’un portrait ? Qu’est-ce que cela veut dire : comprendre ? Et puis connaître, qu’est-ce que cela veut dire connaître ? Est-ce une naissance, une co-naissance ? C’est surtout l’histoire d’une bascule. Et n’ayons pas peur de le dire, c’est l’histoire d’une révolution. On n’arrête de mimer la force, on cesse de faire des hiérarchies. On est ensemble, également, radicalement égales et belles. Et puis on cesse de se mentir. Le film se passe et on en sort comme après une nuit sans sommeil. Sans sommeil et sans solitude. Être présent, se présenter, représenter et pressentir. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Être amoureuse, vouloir être par pour et avec le corps de l’autre, tellement aimer la peau de l’autre. Se souvenir, ne plus jamais vouloir partir, savoir très bien que ça ne résistera pas au temps, ni à l’espace ni aux durées. Savoir qu’on ne veut pas que ça résiste, mais qu’on veut que ça persiste toujours. Je n’avais jamais vu des yeux si réellement se souvenir. Le cinéma a l’avantage, techniquement, de pouvoir nous placer là où d’habitude on ne va pas. Sur la joue et le nez de quelqu’un, dans des corps autres. Je n’avais jamais vu des yeux si densément, douloureusement, amoureusement se souvenir, ou en tout cas pas de si près. Le film se passe et c’est la fin, la scène de fin. Il y a les yeux d’Adèle Haenel qui entendent de la musique, un morceau joué par Marianne à Héloïse, quelques années auparavant. Les yeux entendent et là c’est toute la magie de la musique qui est filmée, enregistrée ; car c’est le corps qui se souvient. Certains diront « Madeleine de Proust », moi je ne sais pas mais il me semble que c’est la leçon de l’amour : c’est toute la peau qui se souvient. Ce sont les détails du visages, ce sont les pores, et ils pleurent ; ce sont les plis, et ils crient ; qu’ils ont aimé, et qu’ils aimeront pour toujours. Ce plan de fin vaut toutes les longues phrases du monde. Et l’eau qui sort des yeux d’Adèle est une eau claire et collective.