Encore une année remuée par les interdictions, les morts, les couvre-feux, les confinements, les restrictions, les fermetures/réouvertures, et le retour à nos anciens droits qui ressemblent à des permissions. On a vu aussi arriver les appels d’offre et les programmes du Ministère de la Culture qui proposent aux artistes d’être ambassadeur·ice·s de la « relance ». De la relance par la freelance.

Nous sommes des travailleuses de l’art, et avons décidé de former un collectif, aussi pour faire bouclier.

En tant que personnes diplomé·e·s d’écoles d’art, se décrire d’office comme artiste ne va pas de soi. On est parfois embarrassées quand il s’agit de raconter nos nombreuses et précarisantes activités. Comment dire notre réalité, au-delà des mythes, des idées stéréotypées, des inégales répartitions de l’accès à la connaissance et des conséquentes jalousies, des prestigieuses superstitions, quand derrière cela il y a des incapacités, des abandons, des inerties et des lenteurs, des pannes, des doutes, des envies de tout laisser tomber, des envies d’être comme tout le monde, des CDI, des CDD, et des sentiments d’imposture. Problème de riches ? Pas uniquement. Nous parlons depuis nos privilèges, depuis nos besoin de guérir de l’élitisme de nos écoles, et depuis toutes nos différences, et toutes nos contradictions.

Nous voulons nous rendre solidaires de tous les autres corps de métiers. Pour certaines d’entre nous, nos pratiques s’articulent avec une critique du système capitaliste-néolibéral qui nous enferme dans des postures d’égoïsme, de médiocrité et de docilité idiote. Cette critique foire assez souvent, car nous sommes dans la gueule du monstre, et nous sommes d’ailleurs nées dedans.

Se rendre solidaire ça veut dire, savoir que nous sommes embarqué·e·s sur le même bateau. C’est aussi dire haut et fort qu’on ne croit pas à l’illusion de hiérarchie qu’est sensé induire un diplôme. Nous ne croyons pas au prestige, mais nous savons qu’il y a des choses que l’on sait faire, et qu’on a envie de partager, comme des savoirs, des outils, des espaces, des moments, des pratiques. Nous savons aussi que transmission ne va jamais sans réception, émission, retranscription. Le fait de faire des ateliers, d’intervenir et de fabriquer un espace où faire ensemble, c’est faire de l’horizontalité, faire circuler, c’est entretenir un flux qui passe, de corps en corps, entre les gens.

Nous sommes donc travailleuses de l’art et nous avons choisi de sortir (voire de se passer complètement) de nos ateliers. Nous avons choisi de venir, d’intervenir, de partager. Ça ne fait pas de nous des philanthropes, ça fait de nous des prestataires, itinérantes et adaptables.

Nous nous disons intervenantes, mais sommes parfois interloquées, face à ce mot « intervention », tant il évoque la chirurgie ou la police. Choisir cette voie, c’est peut-être essayer de sortir d’un certain individualisme, inhérent au milieu de l’art, au marché de l’art, et au système économico-politique, compétitif, qui nous domine toutes et tous, en nous forçant à aller bien, à nous rendre toujours disponibles, adaptables et déterminées. C’est peut-être aussi chercher une place, un rôle, une fonction, un statut. C’est un statut alambiqué, mais c’est ce qu’il nous faut habiter : l’ambiguïté.

Drôle de métier, en fin de compte. L’artiste intervenant·e, en fait, jongle entre des postures de prof, de médiateur·ice / animateur·ice / spectateur·ice. L’artiste intervenant·e est à la fois complice et sujet, symptôme et victime, iel s’insère dans un tissu de relations et tente, l’espace d’un instant, de proposer quelque chose ici. Et ces choses qu’iel propose varient toutes infiniment, selon l’ici.

Donc nous aimons ce que nous faisons, et on ne le fait pas par hasard, mais il y a des nécessités qui nous poussent à nous mettre en scène et en partage : le besoin d’argent et le besoin de reconnaissance. Et c’est parce que nous ne sommes payées que lorsqu’on est en « prestation » (c’est-à-dire lorsque l’on se prête, et souvent aux institutions) que l’on a du mal à se dire artiste, ou travailleuses de quoi que ce soit. C’est quoi le travail de l’art aujourd’hui ? Est-ce un travail de résistance ? Nous croyons que oui.

Nous sommes solidaires de toutes celles et de tous ceux qui, au sens large, font fonctionner, viennent irriguer, passent et travaillent dans ce qu’on appelle la société. Nous qui faisons partie d’un monde où le quotidien est ponctué (et dont le futur est permis) par la rédaction de demandes, la mise en page de dossiers, le remplissage de formulaires, la recherche à la subvention, l’actualisation des CV, la mise en ligne d’images désirables, l’échafaudage d’explications, d’entreprises de séduction, des rallongements de notes d’intention toujours plus longues, toujours plus denses, toujours plus mythomanes et narcissiques, nous qui vivons comme des données rendues lisibles et potentiellement utiles, fonctionnelles, nourrissantes et divertissantes pour les politiques culturelles, nous avons juste envie de dire : nous sommes comme vous, nées de force dans un monde en lutte et abimé ; nous rejoignons gaiement la danse pour essayer de s’y amuser, et si possible de le changer.