J’arrive sur le quai à 9h10, il y a une rame bloquée à quai, le métro est plein, plein à craquer. Portes grandes ouvertes. Je n’entre pas, je reste sur le quai. Plus personne n’entre, car plus personne ne peut entrer. Il flotte dans l ’air une latence lourde et presque absurde, il semble que cet amas humain de voyageurs et voyageuses soit contenu là depuis longtemps. Nous sommes quelques témoins à quai, nous sommes debout et espacés, confortablement détachés. On s’impatiente, on partage des regards fermés, habitués, désabusés. On n’est pas encore affolés. Une minute passe. Là c’est gênant. On cherche l’heure, on ne comprend pas : pourquoi le métro ne part-il pas ? La scène dure déjà trop longtemps. Il y a comme arrêt sur image. On peut regarder sur chaque visage, voir chaque braguette, chaque mocassin, toutes les oreilles et tous les fronts. À chaque seconde on croit que l’instant va mourir, et que la scène va s’achever, mais rien du tout. Ça continue, et notre angoisse monte lentement. On a l’habitude de ces scènes, mais elles durent des fractions de secondes. Elles sont absurdes mais elles sont brèves, on voit des trains comme des sacs pleins de corps pressés, mais avant qu’on puisse déprimer, le sac se referme, le train s’en va. Alors on décide d’oublier, on cligne des yeux. Là c’est plombant, parce qu’on y voit, on y voit clair et trop longtemps. Les gens dans le train ne se regardent pas, tous absorbés dans l’inconfort de leurs pensées. Les corps sont vraiment comprimés. Les épaules se rétractent sèchement, les cous se crispent. Ceux qui ont le casque pour la musique présentent une tête assez sereine, plutôt absente, ils ferment les yeux, le son infuse et les transporte. Deux minutes passent. Le métro est toujours bloqué, rien n’a changé. Sauf qu’il y a plus de spectateurs. Personne ne bouge. Les portes débordent de corps mêlés, trop habillés pour le mois d’avril. Chaque seconde dure, on s’interroge. Des larmes de sueur gouttent dans les cols, des gouttes de joie coulent dans les slips, certaines personnes (surtout les vieux) arrivent à rire. Mais le métro ne part toujours pas. Les portes sont toujours grande ouvertes. Aucune annonce, aucun signal, juste un silence de vivants, qui se divise en petits sons de poumons malades. Personne ne bouge, tous se contiennent, aucun corps n’ose sortir du pack. Tous les esprits sont dans l’attente d’un message clair d ’information, or rien ne se passe. On est de plus en plus nombreux à être debout sur le quai, face à nos confrères concassés. Avec un zoom on pourrait voir les dermes s’ouvrir et respirer, communiquer. Par petites touches commencent à poindre des micro-vagues de désespoir. Personne ne bouge. La masse humaine ressemble à une mousse expansive mal contenue dans son harnais. Les portes sont toujours grandes ouvertes. Les vieux qui rient sont des touristes — ça les amusent parce qu’ils constatent que certaines gens restent abonnés avec des affluences pareilles. Les têtes d’enfants s’enfoncent lentement sous les aisselles, dans les visqueuses doudounes adultes ; forcés de boire cette alcoolique transpiration. Odeur acide. Ça commence à sentir l ’urine. Trois minutes pleines. Il suffirait qu’une personne parte pour qu’un mouvement soit insufflé. Personne ne bouge. Car tous préférèrent s’agglutiner, rester collés, attendre ensemble. Ça va repartir, il ne peut en être autrement. De toute façon ça va repartir. Les faces grimacent de plus en plus, les bouches soufflent.

Quatre minutes passent, collantes et lourdes. Ça commence à sentir l’étron. De toutes les personnes sur le quai, on n’est pas nombreux à regarder. Mes yeux me piquent et l’air se charge d’une sorte de vapeur irritante. Les corps commencent à s’affaiblir, les genoux plient, les épaulent baissent, les sourcils froncent, les dos se tordent. Certains pieds se lèvent pour reposer les muscles de jambes. On voit se déclarer par endroits de petits mooves d’inter-soutient. Quasiment tous les yeux se ferment. Mes amis impuissants et moi — tribune passive mais espacée — on n’ose plus vraiment regarder. On fait semblant, tout le monde prie intérieurement « que ça s’arrête, ô ciel, pitié ». Certains sont prêts et presqu’au bord d’une démission ; d’autres attendront, ils en sont sûrs. Alain décide qu’il restera, il sait qu’il ne sortira pas, car s’il sort il sent que ça repartira sans lui. Alors il reste. Fatiha est dans une impatience bouillante, elle a un peu envie de vomir, mais elle ne veut pas être en retard, or si elle sort, elle sera en retard, et en plus elle serait toute seule, s’il fallait y aller à pieds. Certains sont presque prêts à descendre, mais c’est étrange, il y a comme un défi commun : comme s’il fallait que tout le monde reste. Félix hésite à prendre un bus ou à carrément pas y aller, ses nerfs s’enivrent, il n’a qu’une seule image en tête : un troupeau de moutons ensuqués. Derrière Félix il y a Sonia, dont les règles viennent de se déclencher. Ça la panique, elle peut rien faire, alors elle sent le sang couler, le long des cuisses, jusqu’aux mollets, elle est en jupe. Le sang est froid. Dix minutes pleines et toujours pas d’information.

Si quelqu’un a pu s’extirper il a vraiment été discret. Tout le monde attend. Le quai est désormais rempli d’amis témoins, qui jouissent, eux, d’une relative liberté. On s’agglutine devant la scène, et les distances d’espace vital commencent à réduire là aussi. Ceux qui regardent sont gênés, leurs têtes oscillent entre le panneau d’information (aucun signal), les écrans de pub et les écrans de téléphones. Certain font mine de regarder un plan quelconque, d’écrire quelque important message ; mais plus personne ne regarde la scène. Les portes sont toujours grande ouvertes. Onze minutes pleines. Le sang de Sonia commence à passer sous les pieds, dans les sandales. C’est un scandale, la chaleur est insupportable. Au milieu du début de la rame, entre milles et uns corps en sueur, une femme d’une soixantaine d’années laisse échapper un petit pet. Une peur glacée s’emparent de tous, personne ne sait vraiment quoi faire. Alors personne ne dit un mot. On se tait bien, on ferme les yeux, personne ne parle, l’odeur se diffuse lentement, et sans signal, un immense claquement infernal referme les portes d’un grand coup de guillotine rouillée. Des morceaux de bras sont tranchés, quelques jupons et sacs à dos jonchent le sol mais d’yeux merci ! Le diable a refermé sa gueule. Mes consoeurs mes confrères et moi, toute l’Assemblée du long du quai, on lève tous nos mains vers le ciel. Hourra ça y’est ! Maintenant que la journée commence.