C’était le lundi de la rentrée, après un mois de distanciel, dont une ou deux semaines de vacances, en plein Covid. 8h du matin tous·tes en classe, difficile de voir les visages avec les masques. Les masques bleus clair et turquoises, chirurgicaux, les autres fabriqués à la main ou bien achetés à Monoprix, en tissu noir ou tissu blanc, pas de motifs ce matin là. À ces masques là s’ajoutent les masques invisibles et enveloppants, qu’ils et elles portent en permanence, nécessaires et automatiques, pour se protéger, dissimuler, se préserver, et mettre ce qu’ils/elles sont en sûreté.

Moi j’arrive donc avec Céline, la professeur d’arts plastiques, il est pas tout à fait 8h — je revois la cours et c’est quelque chose, ça m’fait quelque chose. Moi aussi je m’asseyais là, moi non plus j’aimais pas être là. Revoir la cour de la récré, le préau gris, les corps, les styles, les vêtements : tous calibrés, préemptés, mesurés, calés, fondus pour ne pas trop s’en prendre, parce que tu sais qu’on ne te rate pas, qu’on ne te ratera surtout pas ; que certains et certaines savent que tes petits privilèges de blanche, issue d’une famille bourgeoise, tu ne les as pas mérités.

Tes bonnes notes, ta façon de te raconter, de te concentrer, ta capacité à t’asseoir, à écouter, à rester calme, à être apte à l’apprentissage, à bien vouloir être dérangée, et à même pouvoir bavarder, toutes ces petites chances là, certain-e-s savent que c’est de la chance, que ça provient de la maison que tes grands parents ont pu acheter. Tu es rouquine, on se fout de ta gueule, tu n’assumes pas ton petit corps en train d’enfler sous ton t-shirt, tu commences à produire des poils, de la transpi, et du désir d’être attrapée, voire aussi d’être anéantie, mais tu te caches, tu es encore un corps d’enfant dans une âme de vieille plante grasse, t’entres en sixième, tu comprends rien à ce qui t’arrive, et c’qui t’arrive c’est le collège.

J’arrive donc à 7:58, et je vois le videur à l’entrée contrôler les cartes, les carnets, il faut se désinfecter les mains, une adulte engueule un ado qui n’a pas pris sa température avant de faire je ne sais quoi, aller en EPS, peut- être, mais y’a-t-il encore de l’EPS, je ne sais pas. Je vois les yeux, les sacs à dos, le préau gris, les yeux cernés, on rentre dans l’établissement, je revois

Annie de la vie scolaire, je la regarde dans les yeux, dessous mon masque et à travers le sien aussi, elle voit que la regarde (insistante), elle me remarque et plus tard dans les escaliers elle me rattrape et me demande « vous êtes madame Schneider? je ne vous ai pas reconnue », je lui dis « non, je suis Leïla ». Elle dit ah oui d’accord pardon, moi je ne dis rien, Cécile écoute elle m’attend juste à côté de moi, une seconde s’écoule en silence, un peu gênante, et on se dit bonne journée. On continue donc de descendre, là nous sommes juste avant le préau. On rejoint le préau, les sacs à dos, les drôles d’odeurs, les cernes crottées, tout le monde est là mais personne n’a envie d’être là.

On arrive dans la salle de classe, on n’ouvre pas encore les stores car les fenêtres donnent sur la cour et on a envie d’être tranquilles, je cherche ma place dans l’espace, je bégaye et bafouille physiquement. Ils/elles arrivent. Céline a oublié le savon. Elle y pense au dernier moment, elle presse la petite tête en plastique, pour faire couler dedans les paumes le gel froid hydro- alcoolique. Ils et elles rentrent. En fait c’est peut-être pas par envie mais quand même bien avec envie qu’ils/elles sont là. Ils/elles se connaissent, se parlent, se retrouvent, se chamaillent, se taquinent, se cherchent, se frottent, se parlent. Toute la vie sociale entre elles/eux, est déjà (comment dire) si dense, si série télé ou Netflix, si Instagram, si connectée, si virtuelle mais aussi si pleine et filmique — je ne sais pas on les dérange, on arrive là on interfère. J’ai l’impression d’interférer, dans un quotidien théâtral, dans le spectacle habituel des profs qui défilent comme des pions (en mieux payé-e-s), sur leur fil d’actualité.

C’est reposant d’être une image sur un fond d’écran cela dit.

Y’a le prototype du caïd qui arrive légèrement en retard, qui s’assoit au bureau de Céline, car c’est sa place habituelle, visiblement. Il est très grand, et il est très charismatique. Aucun d’elles/eux n’a l’air méchant. Certaines ont l’air d’être des selfies, mais j’arrive à les voir bébé, ça déconstruit. Je suis mieux payée que les profs, mais parce que je suis payée rarement. Je suis mieux payée que les pions, et aussi que les animatrices, alors que c’est pas plus

important … j’anime aussi, non j’interviens. Mes profs me disent « tu es artiste intervenante, pas enseignante » oui, je sais, c’est vrai. Je viens je propose et je m’en vais, après j’suis libre de mes journées. Je suis payée à être un cheveu qui se dépose et qui barbotte sur la soupe, la vieille soupe institutionnelle. C’est ça ma retraite anticipée, maintenant j’en suis et je m’en mêle, je vis dans des chambres de personnes mortes ou déportées, dans des villas abandonnées, bientôt vendues, et je porte des vêtements de grand- mères. Désormais tous mes potes me filent les vêtement de leur petite mamie. C’est devenu pour style : aristo-shlag, zonarde de luxe.

Devant moi y’a une des selfies se pavane, elle veut ouvrir les volets (qui sont des vieux stores électriques), fermer les fenêtres, effacer le tableau véléda, elle demande à monsieur le caïd d’écrire son petit prénom à elle sur le tableau, d’y écrire qu’elle est la plus belle, la plus gentille. Après la sonnerie ils se frottent, ils se rejoignent, s’encanaillent et puis s’entortillent — ça sent les hormones à plein nez. La sonnerie horaire du collège ressemble à une sonnerie de portable, faussement douce, faussement sereine, faussement paisible. Ça se frotte et ça s’encanaille, ça traîne et ça se met en retard, « on s’en fout madame c’est Allemand », les heures s’enchaînent et les matières n’ont rien à voir, d’ailleurs personne n’en a quoi que ce soit à foutre, ni élèves et ni les profs, ni la dirlo, en fait c’est ça : tout l’monde s’en fout. Les heures s’enchaînent on attend la fin de la journée. Je croyais que c’était moi le cynisme, mais le cynisme c’est le collège. C’est ces vieilles palissades grisâtres, toutes dégueulasses, ces éclairs de joie et de beauté, parfois dans l’air à la récré, et la laideur partout ailleurs.

J’ai que douze ans de + qu’elles/eux et quand on faisait encore cours, que j’essayais de leur parler, de leur raconter ce que je faisais, et aussi ce qu’on allait faire, j’avais les deux mains dans les poches, et Céline faisait la police, elle endossait le mauvais rôle, laissait s’exprimer son Burn-Out, sa frustration, sa colère et toute sa fatigue, d’être méprisée par tout le monde. La voix de mon amie est éteinte, elle va pas bien, c’est pas OK. Là c’est pendant le cours et elle dit « vous êtes normaux, vous n’êtes pas des débiles,

OK ?! » je me dis que c’est dommage de dire ça, mais que c’est tout le décor qui veut ça, il faut bien créer un dehors, un autre-chose, un pire-qu’ici. (Je me souvient subitement — pendant que Céline pousse une gueulante — que moi aussi, quand j’étais môme, et qu’à la maison on m’aimait, qu’on me complimentait beaucoup, je pensais être « la plus belle ». Je comprenais pas pourquoi à l’école, en primaire, et puis après dans le collège et dans la rue, on me disait que j’étais trop laide, et que je puais de la chatte. Quand on est rousse, il parait qu’on pue de la chatte.) Céline gueule donc, elle s’égosille, parce qu’ils/elles bavardent, mais c’est déjà exceptionnel qu’elle arrive à se lever le matin ( je me demande si mon regard sur elle et sur sa classe doit peut-être la déranger) vu ce qu’on lui demande de gérer, de gestionner, d’endurer et de déclarer, de déclamer, de lire, d’enfiler, d’adopter, et de mettre en application.

Le Collège rend personne joyeux, mais non plus personne courageux. Ça ne rend pas intelligent-e. C’est triste à dire, mais il faut bien le constater : ces murs abritent, recueillent, unissent, l’espace d’un temps ; mais cet espace n’implique personne. Tout le monde passe, et tout le monde s’en fout quasiment. On vient, on consomme, et on se casse. Quelques regards sont bienveillants et pas fuyants. Quelques fois la lâcheté s’en va. Quelques cerveaux ont l’air au calme là où ils sont, et quelques intestins aussi … mais combien d’organismes en manque, en contorsion, en explosion de désirs froissés, contenus, en incompréhension totale face aux vivants (adultes) devant. Ils ne nous maudissent pas vraiment, mais ils nous ignorent totalement. La gêne et l’incompréhension remplissent complètement l’espace (et dans l’espace il y a l’esprit) … et dans quelques moments fugaces, un mot sincère, des idées qui viennent en parlant, un éclat de la flamme-du-dedans, une question vraiment posée, une curiosité exprimée, et pas tout de suite brimée. J’arrive en Mai, après presque un an de Covid, et plus personne n’est disponible, les élèves regardent leur prof comme si elle était une touriste, et eux les autochtones mépris. Parfois il y a quelque chose qui se passe, mais la plupart du temps, rien, on n’a pas accès à leur monde, on ne fait que passer, on défile sur le slide du show. Parfois quelque chose se transmet,

parfois il y a du coeur à coeur, de l’oeil à dent — et heureusement un invariable : aucun corps n’a pas de dedans. C’est ce qu’on affiche qui varie. C’est l’enseigne qu’on accroche devant. C’est les masques les totems les bouts, je veux dire c’est la devanture, oui c’est ça c’est ce qu’on devanture. Ça oui ça change, et on se juge là-dessus. Et dessous toute la peau ressent, y’a tout qui vibre et tout qui pense, ça capte et danse et puis ça parle. Aucune timidité n’annule les soubresauts et les rebonds qui retentissent à l’intérieur. Tout ça ressent, ça capte et danse, ça se froisse et ça se métallise. Ça coule au fond et puis ça colle. Parfois ça pense, parfois ça joue et ça se noue — c’est la même chose. Parfois ça fuse parfois ça frotte et parfois aussi ça complote, et pour d’autres il faut que ça infuse. Quoi qu’il en soit : y’a de la vie. La question est à la fois simple et à la fois elle est terrible, elle est christique et scientifique, mystique, monique, symptomatique, elle est velcro bouton dentelle et pragmatique : comment je fais pour aimer ça ?