- Claudine regardait dans le vide, et presque sans jamais cligner. Hervé (lui) regardait au loin, dans ce lointain inexistant et virtuel dans lequel on fronce les sourcils, comme pour prétendre qu’on élucide un mystère géopolitique.
- Le vide que regardait Claudine c’était le carrelage du café, ce sol sali et émietté et dont les miettes infinies passaient roulaient dansaient encore dessous leurs pieds, dessous la table, sous la banquette et jusqu’au bar. C’est sans doute dans cet espace neutre, vide d’humains, sombre, collant et délaissé, que Claudine fuyait ce moment, son couple ; sa condition de femme, de citoyenne, d’humanoïde, de bipède pauvre, de mammifère … Elle regardait par-terre-dans-le-vide parce qu’avec lui elle était mal, ça se voyait : elle ne pouvait pas l’regarder. Derrière lui il y avait un mur (auquel, d’où j’étais, moi aussi, je m’adossais). Claudine tournait le dos à tout, au paysage, au reste du monde, à tout ce qui aurait pu permettre ou susciter une quelconque contemplation. Elle ne contemplait rien du tout, c’est à peine si elle cogitait, et franchement il semblait clair qu’elle ne méditait pas non plus. J’en arrivais donc à conclure que son cerveau ne respirait pas, pauvre terre sèche sans micro-vies, sans bondissements, sans inter-sectes, sans vers de terre, sans bordels ni micro-bordels … le calme-plat, l’absence de vie, la dépression.
- Claudine regardait dans le vide, et Hervé (lui) regardait parfois derrière elle (à travers elle …) mais + souvent il scrollait-scrutait son écran de téléphone. Par chance aujourd’hui il y avait des informations importantes qui faisaient l’actualité. Les garçons de café s’agitaient, des informations surgissaient, notifiées par des sonneries auxquelles tout le monde, sauf Claudine, réagissait.
- Les derniers lieux où l’on pouvaient encore s’asseoir à l’intérieur sans être chez soi ou au travail allaient fermer … Claudine n’en avait rien à foutre. Ça faisait maintenant des années qu’une nouvelle série de mesures faisait devise pour la Nation : « circulation, contrôle, raison » ; on vivait dans l’obligation d’un alibi pour toute action, alors les nouvelles, les infos, pas la peine d’être super-en-vie pour comprendre que c’était bullshit. Elle continuait de somnoler.
- Claudine dormait les yeux ouverts. Elle ressemblait à une poupée qu’on peut gonfler et dégonfler. Ses yeux étaient fixés dans le vague, et elle était super-absente ; mais d’où j’étais je voyais bien qu’en elle brûlait une flamme lucide, alimentée par la colère qu’elle conservait, et qui brûlait entre les calmants et le café, dans son bas ventre.
- Je crois même pouvoir avancer qu’elle haïssait, et cette haine, toute congelée, elle avait peut-être pour objet : l’état-nation, l’odeur du beurre, son camarade ou ce bistrot, je ne peux prétendre le savoir, mais je sais qu’elle les haïssait, et cela la maintenait son cadavre, dans une espèce de semi-vie.
- Hervé tripotait son portable de manière un peu frénétique. Il semblait chercher quelque chose, une réponse, une question ; peut-être un thème ou un statut, une punchline pour son facebook, une idée pour une nouvelle note, un élément dans une photo ; peut-être qu’Hervé recherchait une mise à jour, une autre version de sa vie, ou bien une nouvelle appli … Allez savoir ce qu’il cherchait, personne ne sait.
- En tout cas moi, from d’où j’étais, je voyais bien qu’il y avait rien dans son portable qui nécessitait son courage, ou réclamait son attention. Je voyais bien qu’il n’y avait rien, mais que ce rien était utile, qu’il était un mal nécessaire, voire peut-être un laisser passer vers quelque part, vers un futur, vers une forme d’intégration de notre emblème : Télé-Réalité-Travail.
- Claudine non plus ne savait pas ce qu’Hervé faisait.
- Peut-être qu’Hervé éditait son profil Linkedin, pour obtenir du boulot dans cette nouvelle aire post-mortem.
- Tous deux semblaient : fort épuisés, et incapables de se parler.
- Une convention — un CDD ? — semblait stipuler l’évitement, une sorte de réciproque esquive.
- Mais une chose paraissait claire : dans sa paresse, Claudine voulait la mort d’Hervé. Son absence totale de regard, cet intersidérale absence, ce vide gris, commun, terrible, qui semblait les auréoler, n’envahissait pas toute la pièce, mais formait un nuage voodoo, qui me foutait franchement les jetons. J’en finissais par presqu’attendre qu’Hervé finisse foudroyé électrocuté suicidé par les sortilèges de Claudine … sa jolie compagne d’outre-tombe.
- Mais la désinvolture d’Hervé, la force cosmique qui l’empêchait de poser ce putain de portable et de prendre la main-déjà-morte de la personne en face de lui, répondait au cri silencieux de notre claudiquante Claudine… bloquant ainsi ses sortilèges.
- Il répondait par l’étouffement, tout doucement et sans contact.
- Le monde autour continuait, tout agissait comme si, en fait, tout allait bien, peut-être même mieux, du fait qu’eux deux allaient si mal. Comme si ce collectif bien-être, cette continuation tranquille, dépendait de ce micro-malheur qui se déroulait sous nos yeux. Comme si le vide, le nuage gris, qui composait leur existence et définissait leurs cellules, permettait à tous les autres mondes, tout autour d’eux, de se maintenir, voir presque de se définir, de continuer d’exister.
- Si je n’étais pas qu’une zonarde au RSA, si j’étais un être omniscient, je pourrais dire, comme après une enquête de fond et de nombreuses années de recherches qu’Hervé micro-dosait Claudine au LSD et au XANAX depuis quinze ans. C’était son réflexe obligé, son crime intime pour apaiser sa peur d’être seul. Chômeuse longue-durée, dépressive, suicidaire, Claudine errait dans l’existence depuis 2000.
- Hervé avait peur qu’elle se tue, qu’elle y parvienne ; il voulait pas la ramasser, se retrouver seul pour appeler les gens, les obsèques, et les autorités chargées de traiter la gestion des morts. Prévenir les proches, claquer tout ce qui lui reste de tunes, mettre un costard, organiser, et se retrouver tout seul après, non ça allait, elle attendrait. La tuer lentement valait mieux, pour l’instant encore, en tout cas.
Dear Claudine, my Spleen sister,
comme j’aimerais mieux percevoir (être percée, au-delà du voir)
et te sentir tout autrement,
je voudrais boire la couleur, manger la masse, entendre le goût
de ton malheur
je vois kill te tue tous les jours, que ton âme est : mizan-sourdine.
ô ma très claudiquante Claudine, je ne suis pas une sociologue
mais de là où je suis assise, je vois bien qu’il t’euthanasie.
heureusement france-terre-d’asile va pouvoir non
en fait non, je ne sais pas, et à vrai dire je ne crois pas …
je ne sais pas non plus, Claudine, si la Mer Méditerranée
va rester bleu encore longtemps
à cause du sang et des peaux blanches fripées verdâtres
des ados des femmes des enfants,
et aussi des petits bébés
on ne parle pas de ces corps là à la télé
qui meurent dans l’amer … terre-à-nez
que doit-on faire, se réjouir ? se dire que ça pourrait être pire ?
je vois bien qu’il t’euthanasie,
seulement les gens s’estiment heureux de ne pas vivre sous l’état nazi
et je n’ai pas de solution pour toi Claudine,
je sais que ton âme n’est pas perdue, et elle est peut-être la dernière
lueur d’espoir que je possède,
en tout cas, que je vois ce matin
ô ma douce claudiquante claudine
ce vide qui nous : indétermine, nous internaute
et qui surtout nous est commun
moi je désire l’anéantir
la nuit je rêve de Darmanin, et le soir je capte les fréquences
de quelques vieux postes de télé et il y’a Olivier Véran
il affiche des chiffres bleus sur blanc
et pendant ce temps
des centaines de milliers de corps
meurent dans le Mer allah télé
parce kill ne sont pas les bienvenu-e-s
et parce qu’ils ne : sont pas bien né-e-s
je sais qu’un jour
ta fille Claudine
viendra me demander pourquoi
je lui dirai : je ne sais pas
on ne compte pas ces corps-là.