J’ai vu ça depuis les Cévennes, j’étais avec des potes amies, des potes à moi. Nous nous étions toutes réunies dans l’intention de se motiver, d’organiser un événement, de faire des œuvres et des poèmes. Comme l’une de nous est brésilienne elle a du faire l’aller-retour entre les Cévennes et Paris, pour voter contre Bolsonaro. Je vois d’ici les anarchistes me dire que l’vote ne sert à rien, et j’me vois d’ici leur répondre que ça dépend, que c’est aux personnes concernées de nous expliquer comment elles font, pourquoi et comment c’est galère. J’aime pas les donneurs de leçons.

C’était novembre dans les Cévennes et on s’était toutes réunies pour discuter de « post-trauma », pour fabriquer du sens ensemble, pour déplier, de pas se plier, se déployer. On s’est toutes réunies ensemble et on a fondé ce collectif : les déplieuzes. Le nom nous vient du pli de Deleuze, je n’arrivais pas à dormir dans une chambre qui n’est pas à moi, et je regardais tous ces bouquins que je n’aurais jamais le temps de lire, et il y’avait le pli de Deleuze. J’me suis dit le pli c’est le coin, le coin c’est les institutions, la punition, les murs qui ferment et qui enferment. C’est les prisons, c’est le mitard, c’est les cachots. C’est les douves autour des châteaux. C’est le milieu tout raréfié et calciné, stérilisé, dont les autorités ont besoin pour exercer le pouvoir-sur. Je n’suis pas sûre. Je l’suis jamais. J’essaie simplement d’me souvenir. Venir sous moi. Laisser les pensées déborder, produire des tâches de graisse en moi, corrompre ma chair, me faire dérailler, divaguer.

Le pli c’est aussi expliquer, c’est s’impliquer. Je travaille en institutions. Je prête mon corps et mon cerveau, un peu d’esprit, un bout de mon âme, pour essayer de boucher les trous, de compenser l’hémorragie. C’est pas glorieux. C’est bien payé. Je suis un petit champignon qui pousse dans les coins et les plis, et qui tente de proliférer. J’y arrive pas. J’essaie d’fabriquer des miracles, la guérison, et je n’fais que transpirer le seum, la dépression. Il m’arrive de produire du love, et de voir même quelques rayons, autour de moi, autour des autres. Je regarde souvent le duvet blanc et lumineux qui se trouve sur la peau des enfants, ces petites pêches duveteuses, intimidantes. J’aime les enfants et j’en ai peur. Je n’connais pas l’enfant en moi. Je n’la cherche pas.

Nous étions donc dans les Cévennes quand les étourneaux sont passés. Nuées d’oiseaux comme un organe qui se déplace uni, liquide. Certains oiseaux nous font bien voir que le ciel c’est l’eau des oiseaux, qui sont comme des poissons dans l’air. Ces bandes d’oiseaux comme bans de poissons dessinent des manifs aquatiques dedans le ciel, se déplacent comme un seul poumon, une grosse panse, une seule pensée. Iels me rappellent la poésie, et la fabrication du texte. Des tas de mots tous réunis qui essayent de tenir ensemble, de faire tenir quelque chose sensemble. Dans l’meilleur des cas c’est précaire et c’est sublime, peut-être que l’un n’va pas sans l’autre. On sait qu’à chaque pas c’est fragile et pourtant c’est l’exactitude, et toute l’aquatique attitude, c’est fluide et flou, net et puissant. C’est comme l’amour. Et l’amour est comme la musique. Je n’ai pas de preuve à vous fournir, mais c’est le petit doigt d’mon cœur qui me l’a dit. Je l’sais, en fait. Je sais qu’ces oiseaux font l’amour dans l’sens où l’amour est un acte, une volonté, une chorégraphie collective et bricolée. Je sais qu’iels font l’antifascisme et l’activisme, je sais qu’iels font ce qu’les humaines sont né.e.s pour faire : de la beauté, de la justice, de la gratuité, du don divin et diabolique, au sens hybride. J’ai vu les nuées d’étourneaux et cela m’a toute étourdie. Je les regardais, interdite, se suivre au corps, collés aux ailes. Interdépendre comme des tarés, être accros aux autres, devenir fleuve. J’ai remarqué comme tout le monde qu’il y en avait qui galéraient, ne suivaient pas, étaient en dehors et à la traîne. On est nombreuses à les regarder en se disant « ceux-là, c’est moi ». On regarde les étourneaux qui formulent un nuage dans le ciel, un poumon de l’esprit du monde, qui passent et puis qui disparaissent. Cadeau céleste. Cette posture participative, cumulative, agglutinante, nous apparaît comme un miracle, un fait de dieu et du mystère, alors qu’elle est de notre milieu, de notre monde. Peut-être que les oiseaux aussi ils nous regardent depuis leurs branches, pendant nos manifestations. Peut-être qu’ils se disent que c’est beau, que c’est bien, que c’est sublime. Ils s’étonnent peut-être de nous voir, agglutiné.e.s, interdépendre. Peut-être qu’ils voient un rituel exaltatoire, spirituel, respiratoire, chorégraphique.

Je les vois voir, et je m’demande ce qu’iels voient. Je vois leurs ailes, je vois le corps qu’ils forment ensemble, qu’ils ferment et ouvrent. Je vois la forme toute aquatique qu’iels forment tout en étant solides. Je vois qu’ils nagent dedans cet air qu’on partage tous.tes. Je vois qu’iels dansent, comme une prière. Et je me dis qu’on ne sait pas ce que ça fait d’être un oiseau qui danse en l’air, qui forme une grosse et belle nuée, avec ses potes. Mais je me dis que devenir fleuve je sais c’que c’est, que ça m’arrive. Je sais qu’on peut faire la même chose, depuis la gravité du sol.

Ce jour-là une pote m’a confié qu’elle était plutôt « bon public du genre humain ». J’y ai compris qu’elle me confiait qu’elle appréciait même ses ennemi.e.s, même les gens qu’elle ne connaît pas. J’ai trouvé ça classe. Je me suis dit que moi aussi. J’ai regardé les étourneaux continuer de tourner là-haut, et j’ai pleuré. Pleuré de joie, d’espoir, de peur. Je me suis reconnue dans celui qui galérait à suivre les autres. Et j’me suis lovée dans la vue de cette nage. J’ai pensé au fleuve qui divague, aux groupes de personnes qui s’entraident pour décharger, défaire, charger, faire tomber et refaire ensemble. J’avais des larmes dedans les yeux et de l’espoir dessous la peau. Je n’ai pas eu honte, je n’avais plus peur. J’étais honorée d’être en vie, prête à me battre et à danser.