Oui c’est difficile d’habiter.

Mon coeur est une : zone à défendre, le tien est un : scaphandrier.

On peut avoir physiquement quitté un lieu et pour toujours y résider. Mentalement on peut habiter plusieurs maisons. On peut être domicilié dans une ville sans pour autant y habiter. On peut passer sa vie entière dans une maison sans jamais y avoir vécu. On peut voir le monde comme une sphère, comme un écran, comme une peinture, comme un caillou. On peut être forcé d’y camper, sans s’arrêter. On peut acheter une péniche et y aller une fois par an. On peut avoir quatre logements et les louer toute l’année. On peut choisir de ne pas choisir. On peut choisir de vivre dehors. On peut ne pas avoir le choix. On peut devoir avoir froid. On peut ne pas faire autrement. On peut ne pas se poser la question. On peut ne pas payer de loyer. On peut s’endetter pour acheter.

Et de tout cela, on peut dire qu’il en va de même, entr’êtres humains.

Il semble qu’les humain·e·s né·e·s après les années 1980 ne sont pas à l’aise avec l’Avoir. La question de l’Avoir nous stress, parce qu’à la question de l’Être on n’a cessé de vouloir répondre. On se gratte à l’endroit de l’avoir, au problème de la possession, la question « combien » nous dérange ; parce qu’on a trop voulu répondre au quoi, comment, pourquoi, et tout.

Certaines personnes n’ont pas de logement. D’autres passent d’une collocation à une différente location, d’autres décideront sans s’en rendre compte qu’il faut partir tous les trois ans. D’autres ont douze localisations. Certaines personnes se sont demandé toute leur vie où habiter, oui se sont posé tous les jours la même question : « où est-ce qu’il faut vivre? »

D’autres sont nées à un endroit et ne le quitteront jamais. Il en va de même entr’êtres humains.

Et si l’on a super-souvent le sentiment qu’les temps sont durs, qu’le sol aussi, ils ne le sont que relativement. Relativement à ce que l’on sait, relativement à ce que l’on peut. À ce que nos corps peuvent encaisser. Ce qui fait penser qu’en fin de compte les temps sont mous. Les sols aussi.

Certaines personnes n’ont pas le choix, elles n’ont rien en leur possession. Leur âme grandit gonfle et re-gonfle à devenir vraiment trop grande pour leur corps ; et alors là un choix s’impose : la ablation ou la compression.

L’infini est une abstraction. Quand l’âme grossit et devient obèse il faut des solutions concrètes. On parle trop peu de ce phénomène. Le surpoids de l’âme est provoqué par la souffrance qui prolifère, par l’expérience du dehors, du radical et de l’alter. L’altérité évidement, non pas la fonte que l’on soulève. La douleur amène une forme d’obésité. Une obésité intérieure. Une forme d’immense grosseur interne. Comme un tronc qui déborde d’écorce, il existe des trop-pleins d’âme, tout l’monde connaît. Mais ça ne passe pas à la télé.

« On est quand même pas assez cons pour voyager pour le plaisir » disait Beckett.

Mais que fait-on pour le plaisir? On fait des choses pour se distraire, et d’autres choses pour mieux comprendre. La distraction, la diversion, ça n’est pas tellement du plaisir. Mais la recherche, la quête, la lyre, la recherche de la liberté, ça n’est pas du plaisir non plus. On ne fait pas ça pour le plaisir, on fait ça par nécessité. Parce que notre téléphone sonne (celui dont la batterie s’éteint au moment où l’on meurt seulement, ce téléphone fixe intérieur dont on ne se défait jamais).

La distraction, le plaisir du divertissement, c’est un oubli, c’est du voyage. C’est une échappée vers l’ailleurs et elle se justifie pleinement. Chaque cellule du corps humain est faite pour aimer la vie. Or quand partout le mort domine, oui je comprends que les corps fuient, et que l’esprit, les yeux et l’âme filent dans l’écran. Dans la vie vague et virtuelle. Chaque cellule du corps humain est habitée par son poids d’âme. Chaque cellule du corps humain est faite pour repousser la mort, la déjouer, la conjurer.

Les êtres sont fabriqués afin de poursuivre leur survie, la continuation de la vie. C’est pas moi qui l’dit c’est Deleuze, et puis lui c’est pas lui non plus parce qu’en fait c’est Spinoza enfin tu vois c’est infini cet infernal suite d’ennemis … et/ou d’ami.e.s. Et lorsqu’il n’en est pas ainsi (lorsqu’un corps ne cherche pas la vie mais plutôt qu’il combat la mort) on parle alors de corps malades. Mais heureusement, la maladie est dans la vie. Elle en fait intimement partie, elle est un ingrédient de la vie, un espace dans sa durée, une petite tranche dans sa miche, un petit bouton sur sa chemise, etc.

La grande question de l’humanité aura sans doute été de savoir si la mort est un temps de la vie, et si elle a une durée. Est-ce alors une fin parmi d’autres que cette mort ?

La question n’est pas de savoir s’il y a une vie ou bien des vies, la réponse est fort évidente, on n’a qu’un corps mais nous sommes forcé.e.s de constater qu’il existe plusieurs formes de vie. La question est donc de savoir si un être a plusieurs vies. Certaines croyances/ religions/sciences ont dit que oui. Mais que signifie avoir une vie ? Si maladie est un morceau de mort dans la vie, un morceau de lutte, de djihad ; si elle crée une variante dans le corps, une déchéance et qu’elle s’en va ; alors elle s’insère dans la vie, en fait partie, elle est dedans. La maladie est dans la vie comme notre corps est dans le monde. Elle est agent de transformation dans un espace de turbulences.

Souvent lorsqu’on aime une personne on aime le monde à travers elle. On aime la voir regarder le monde et vis-versa. Si bien que la personne aimée est une lunette par laquelle on désire voir, via laquelle nous brûlons de savoir, et par le truchement de laquelle nous avons envie de regarder. Il arrive qu’une personne aimée soit comme un gant qu’on décide d’enfiler chaque jour, afin de filtrer, de pouvoir prendre, de se protéger.

C’est si difficile pour l’humain de saisir tout entier le réel qu’il doit sans cesse organiser, opérer une mise au point, un petit zoom, une sélection. Et nous le faisons inconsciemment. Chaque seconde notre corps choisit. Et nous faisons une certaine lecture du monde, quand il y en a des milliards d’autres.

Il y a autant de lecture de la vie que de cailloux autour de Saturne. Et pourtant tout n’est pas égal.

Et le livre est une tranche de vie, un bout de pain, un morceau de vif. C’est un bloc taillé dans ce fluide insaisissable qu’est le cosmos + notre planète + nous dessus. Toute création est une sculpture dans l’espace mental de la vie. L’acte d’amour est une sculpture. La construction d’une relation est une sculpture, c’est une entaille, une direction. L’histoire d’amour c’est l’usage qu’on peut faire d’une vie. Aimer quelqu’un, être avec lui par la pensée, c’est une opération mystique. C’est une façon d’être dans le monde, avec le monde, dans le ciel commun, l’eau collective de l’être au monde. C’est ce qui permet de voir le monde à travers un filet plus doux. C’est ce qui pose un petit duvet blanc sur les choses. Parce qu’aimer directement le monde (en nous) ça nous est bien trop difficile. Parce qu’on l’habite et qu’on est habité.e.s par lui.

C’est trop poreux, c’est trop intense ; et parfois c’est trop difficile. Et comme le monde et le cosmos, comme nos peaux, sont des matières trop difficiles à appréhender par l’esprit, alors il faut que le monde prenne forme, il faut que d’autres peaux nous le cachent et nous le rendent plus sensibles, plus accessibles, plus atteignables … parfois ces corps prennent forme humaine, et nous aident à mieux aimer le monde, un peu plus instantanément, plus gratuitement, et sans effort, comme un enfant aime sa mère. Et c’est peut-être pour cela, je crois, qu’on s’inventa plusieurs dieux.

Nos dieux sont peut-être des bijoux, totems tabous signalétiques, formes sensibles, par lesquels on peut respirer des masques, au-travers desquels nous mangeons, respirons et dansons le monde.

Dans les moments de grande angoisse, qui sont des temps de découpe, de séparation, de déracinement, de déconnexion, de dé-liage ; les actes de connexion concrets peuvent nous sortir de la torpeur. Ainsi fabriquer quelque chose, se concentrer sur un détail, se déplacer pour voir le monde et ré-entrer dans une forme de communication, d’emprise, de prise, d’empreint, d’empreinte … afin d’entendre de la musique, des cris, des rires voire des enfants. L’angoisse est une coulée glacial de métal froid dans le tissu vivant et chaud de notre peau. On est figé.e.s, fermé.e.s et fixe.s et le corps n’est pas fait pour ça. Dans ces cas là ce qu’il faut faire, c’est faire respirer son âme. J’insiste un peu sur les vertus du fabriqué et les bien faits du faire ensemble / pour l’ensemble, dans les moments de grande angoisse et de douleur. L’improvisation poétique, la danse, la composition (musicale, picturale, céleste, végétale ou vestimentaire) tout est bon pour libérer l’âme qui souhaite sortir par tous les trous de notre corps, et ainsi rejoindre le cosmos. Ça paraît dingue, et exagéré dit comme ça, mais je crois que vous savez que c’est vrai. On en fait parfois l’expérience.

J’insiste aussi sur la vertu d’une forme de concentration sur des détails insignifiants, afin que le rien redevienne signe. Chaque morceau de monde regorge de formes, l’oeil ne demande qu’à s’y plonger, l’oreille aussi. Le maître mot dans ces cas là, c’est exporter. La discussion avec les autres, la promenade, l’exploration, peuvent aussi être un bon moyen d’exporter l’âme, via l’esprit ou la parole ; mais parfois le langage gâche. Dans ces cas là il vaudra mieux prôner quelques divagations, et des compagnies silencieuses (bruyantes, en fait, infiniment) … de longues séances de baignade, des marches rapides dans la ville, ou en forêt (ça revient au même) … et là pourront peut-être avoir lieu des discussions intraduisibles, parce qu’absolues.

C’est savoir exporter son âme qu’il faut sans doute apprendre à faire.

Nous disions donc : certaines personnes choisissent de ne rien avoir, jamais. D’autres choisissent de : collectionner. Depuis longtemps bien des poètes disent que le moins égale le + … qu’il vaut mieux ne rien posséder afin de + se connecter. On croit volontiers ces paroles, encore faut- il les vivre en chair, je veux dire les expérimenter. Je n’aime pas tellement ces paroles qui professent de ne rien posséder. Bien que je fasse parfois l’expérience d’une joie de se sentir légère, et comme léchée par la vie. Mais il me semble que la misère (même au soleil) n’a jamais fait jouir personne.

Il y a une chose que l’écriture cherche à transmettre depuis longtemps, peut-être depuis son invention, c’est l’jus d’la joie de l’écriture. Or de telles choses ne s’impriment pas. Il est difficile de transmettre les fluides mentaux et virtuels qui fabriquent l’énergie vitale et passagère du temps de la création secrète, ultime/intime, pas encore parvenue au monde. Or il est toujours question de seuil, au bout du compte.

Moi je suis née en occident. J’ai la moitié de 52 ans. Et je suis encore une enfant. J’ai souffert parce que j’ai aimé et que je n’ai pas aimé être aimée. J’ai souffert de la solitude et de mon impossible action. J’ai beaucoup souffert du snobisme, j’ai toujours critiqué l’adulte : cet âge bizarre où l’on se croit mieux que les autres. L’adulte se croit mieux que tout l’monde, mieux que les jeunes, mieux que les vieux. On ne croit pas ça partout dans le monde. J’ai remarqué que cet amour aveugle envers cet âge où on est cons, indisponibles, déconcentré.e.s, où clairement les astres nous délaissent parce qu’on n’a plus le temps de les voir, j’ai remarqué que cet âge adulte, en occident, cela nous plaît, et on voue un culte à cela … Paradoxal.

Depuis des siècles nous assistons à une chute en slow-motion de l’Occident. Cette chute engendre toutes sortes d’actions et d’arrivées. La déchéance attire les âmes. Car la vie fait bien son travail, on ne laisse pas mourir un corps sans lui donner les coups qui vont lui donner raison, et l’amour lui donnera sa force.

Un peu comme Vernon Subutex (clochard céleste) attire tout autour de lui des âmes qui, toutes perdues, sont en quête de transcendance, l’occident continue de s’occire, en produisant une masse d’images et de données publicitaires, guerrières et nazes, reprises partout, moquées souvent, parfois reçues. On parle de l’État islamique, mais le néo-libéralisme déchaîne lui aussi la chronique, et attire bien des délaissé.e.s prêt.e.s à devenir ses légionnaires.

À c’qu’il paraît un corps malade est capable de produire tout seul toute une série de médicaments. Le pharmakon en grec veut dire : à la fois poison et remède. Le monde a produit internet comme un remède. Ce qu’on appelle « découverte » est aussi une forme d’élection. Et malgré le global climat qui nous amène vers un climax pas très relax d’un côté notre humanité va vers un + d’égalité, il y a trois siècles l’activité dominicale était l’écartèlement du crime et ça semblait super normal d’avoir un maximum d’esclaves quand on était suffisamment riche.

Autre bonne chose depuis le web : à cette récente (pourvu que ça dure) envie de justice, s’ajoute aussi une tendance à essayer de comprendre le monde. Se mettre dans les yeux des autres. En fait la posture out-of-space, dézoom total et multiples ré-incarnations a quelque chose de très très bon, et de très très spirituel.

La génération occident est à ces derniers soubresauts. Que chacun change en profondeur, c’est ce que nous avons de mieux à faire. Ne pas s’croire plus malin.e qu’un.e autre, ni mieux qu’un.e jeune, ni mieux qu’un vieille, et si on l’est pouvoir le dire, en faire usage, en rigolant.

La génération occident est sur sa dernière heure d’after.

Comme une orgie de cocaïne qui se termine avant midi. Elle sait qu’il faudra bien se coucher, mais elle n’y arrive pas encore. On sait qu’on a des somnifères, et on attend avant d’les prendre. On dormira de toute façon, mais on repousse … Mais le sommeil gagne toujours, on peut se droguer autant qu’on veut on va être obligé.e.s de de tomber, à un moment.

Et de ces siècles interminables de pillage, de domination, d’exploitation, de radiations, on aura vu naître de belles choses. C’est parfois de graves maladies que se relèvent de nouvelles espèces. Aussi je n’doute pas qu’nous vivions, en ce moment, une drôle et grandiose époque. Mais il va falloir que nous tournions le télescope en notre propre direction. Les lunettes qu’on a fabriquées, va falloir se les foutre sur le nez. Car voir le monde dans son entier, et toujours se mêler de tout, pour « se mettre à la place des autres », ça a un prix, on va le payer, dans la gaieté. Mais la poésie ne suffit pas, elle suffirait en temps de paix, mais comme la guerre s’est diffusée, il faut revenir à la racine du mot djihad, et mener le combat intérieur. Prendre la parole, et la donner, s’enraciner. Pour toutes les vies, tous les amours et toutes les joies.

Nos coeurs sont des : zones à défendre, et nos corps des : scaphandriers.