Aujourd’hui je pensais à mon père. Au milieu et conditions d’vie dedans lesquelles il a grandi. À son mariage avec ma mère, puis au prénom de ma mère : Saadia.
Saadia était la fille aînée d’une portée de trois. La fille d’un fils d’aristocrates, l’aristocratie d’Algérie. La mère de Saadia c’est Odette : une enfant des classes populaires, immigrées Budapest-Paris. Sa famille était venue d’Hongrie, pour le travail, avant l’arrivée du fascisme, et des nazis. Pas d’bol la famille était juive, comme beaucoup d’familles en Hongrie, et à Paris. Aucun membre de la famille n’a été tué dans les camps, mais Odette a dû se cacher, changer de nom, porter l’étoile, dissimuler, planquer l’étoile pour pouvoir entrer au ciné, etc. Elle m’a souvent raconté ça.
L’enfance d’Odette fut remuée, elle n’a pas suivi à l’école. Quand elle ne devait pas se cacher, fuir dans un bled à la campagne, son esprit divaguait hard-core. Elle avait le cœur confisqué, détenu ailleurs, dans des tourments que les enfants gardent secrets.
Et puis les nazis sont partis, soudain les juifs pouvaient vivre.
Odette aidait à la couture à l’atelier avec sa mère. Sa mère tenait un atelier de confection avec son gars. Un mec de l’Est que ma grand-mère m’a toujours décrit comme très con. Le père d’Odette, un ouvrier, s’était renvoyé chez lui, à Budapest, pour atteinte aux mœurs et communisme. Il aurait baisé dans les bois, et adhéré au parti rouge. Odette aimait beaucoup son père, elle lui trouvait beaucoup d’esprit, de l’intelligence, tandis que sa mère, Catherine, elle lui trouvait de l’acharnement mais juste zéro sagacité. Odette m’a souvent raconté qu’elle trouvait sa mère très très bête, mais courageuse.
Moi Catherine (mon arrière grand-mère), je l’appelais Bibiche, et je traînais beaucoup avec elle, enfant. Elle avait 93 ans, et moi entre 8 et 10 ans. Je passais des heures dans sa chambre a me gaver de Tucs et de chocolat, parfois on regardait Titanic. Elle collait son visage fripé et ses yeux turquoises prêt de l’écran, son téléviseur cathodique.
Voûtée dans une chaises en osier, tressée blanc-rouge, elle me disait (roulant les R, comme ronronne une machine à coudre) « ça c’est l’amour ». Et « ça » c’était la scène de sexe dans la bagnole sur le Titanic dans Titanic. Moi ça me faisait super bizarre de voir du sexe et de la sueur, avec la vieille mémé la biche, mais elle me faisait beaucoup rire. Odette non, sa mère ne la faisait pas rire. Sa mère avait quitté son père, qu’elle n’aimait pas, et s’était remariée deux fois, et quasiment qu’avec des cons. Sauf le dernier, un riche viennois, qu’Odette appréciait plutôt bien. Mais pas les autres. Les autres, elle les trouvait minables, trop picoleurs, et puis violents. Elle essayait d’défendre sa mère, mais sa mère se défendait pas, elle haussait juste les épaules, trouvant sa fille caractérielle.
Autant dire qu’rencontrer Abdel, jeune ingénieur de bonne famille, venu à Paris pour les études et le succès, c’était l’aubaine. L’une laissait derrière elle des années d’galère prolétaire, mère couturière, père ouvrier ; et l’autre une Algérie en guerre, luttant pour sa décolonisation.
J’ai appris à l’adolescence que le grand frère de mon grand-père s’est battu avec le FLN, et qu’il est mort en militant. Mais on ne me l’a pas dit comme ça. On m’a dit qu’mon grand-père Abdel venait d’une famille très très riche, que son grand frère s’était jeté en politique et qu’il était donc mort de ça, et que son petit frère était brigand, coureur de jupons, champion de tango. De quoi éveiller mon émoi, les deux salauds. On me présentait les deux perso comme les mauvais dans le trio. Ça m’amusait déjà pas mal, la façon dont les grands façonnent la renommée de certaines personnes.
Et donc Odette rencontre Abdel. Iels étaient à un concert avec un ami en commun, juif d’Hongrie, membre des Jeunesses Musicales de France. Plusieurs concerts gratuits étaient organisés par cette asso, et A. et O. y allaient souvent. Ce fût l’entente, la séduction, et puis la mayonnaise a pris. Odette voyait en Abdel la délicatesse raffinée des gens bien nés, et Abdel voyait en Odette la beauté drôle et l’esprit vif. Iels se marièrent, eurent trois enfants. Quand j’étais petite j’entendais souvent Odette dire : « ma mère a eut un enfant, et trois maris, moi un mari et trois enfants ». Aujourd’hui je me demanderais si c’était du mépris de classe. Odette avait grimpée en grade, elle était devenue bourgeoise, elle avait fait un bon mariage, avec un arabe d’Algérie, surdiplômé. Une personne pleine de bonnes manières, avide de langues et de voyages, quelqu’un qui la faisait rêver, qui aimait les lettres, la musique, et l’extirpait de l’ambiance crade et des gens bêtes. Odette ne voulait pas en être, de ce milieu de prolétaires, dont elle avait haï les hommes, accros à l’alcool et violents. Elle voulait d’un être doux, friqué, et capable de la protéger.
J’ai grandi à côté d’Odette. C’est un des corps que je connais le mieux. Je connais bien ses mains, ses yeux, je connais ses goûts musicaux, et gustatifs. J’aime ses histoires, et ses manies. J’aime son rire, et aujourd’hui, elle qui perd tellement la mémoire, il m’arrive d’aimer ses oublis.
Abdel et Odette eurent Saadia, Odette accoucha à Paris. Abdel était cadre-ingénieur pour une firme américaine renommée dans le domaine des composants électroniques et des semi-conducteurs : Texas Instrument. Je crois qu’Abdel participa à l’invention de la micro-pile qui fait marcher les calculettes. Ça me plaît de penser que c’est avec lui, avec Papy, que j’ai triché au Bac de Maths. Sans lui ça serait mal passer.
J’ai rencontré mes grands-parents à la clinique, là où Saadia m’a mise au monde, mais cela je ne m’en souviens pas. Ce dont je me souviens c’est du lieu (où je me tiens actuellement), et où mes grands-parents vivaient. Une immense maison blanche et bleue, avec des cyprès gigantesques, et une terrasse toute en pierre. Mémé la biche aka Catherine avait une chambre dans la maison. C’est dans cette chambre qu’on se goinfrait et qu’on regardait Titanic, roulant les R.
Quand j’avais 5 ans, mes parents ont emménagé juste à côté, dans une maison super charmante et cabossée, moins cossue mais avec jardin, avec balcons et plein de pièces. Je m’souviens y être arrivée avec un carton contenant une tortue. Cette tortue allait disparaître dans les tréfonds de notre jardin, et mon père me dirait souvent que quelqu’un nous l’avait volée. Pour que Saadia et mon père l’achètent, cette maison, Abdel avait filé de l’argent, et fondé une SCI. Chaque mois mes parents remboursaient le prêt banquaire contracté grâce à cette Société Civile Immobilière, financé par l’argent du père.
Les maisons étaient très très proches. Séparées et reliées par un garage, dont je n’ai su que plus tard qu’il appartenait qu’à une des deux maisons, la plus grosse, la plus chère, celle dans laquelle on roule les R.
Je crois qu’mon père ne voulait pas être collé à ses beaux parents, qu’il considérait, à raison, comme des bourgeois. Lui avait grandi autrement, très autrement. Et aussi loin que j’puisse aller dans mes archives mentales, Odette n’a jamais pu l’pifrer.
Mon père aussi était un fils de prolétaires, et il a, comme ma grand-mère, fait un mariage transclasse. Il s’est marié avec une riche, ça veut dire. Comme Odette, Marc s’est marié avec une aristo arabe, qui porte le nom prestigieux de la famille des Benbadis. Famille connue en Algérie, lignée d’hommes forts et haut placés : chefs religieux, directeurs d’orphelinats, médecins.
J’ai capté dès la petite enfance qu’il y avait dans les deux maisons divers conflits subaquatiques dans les relations. Je sentais qu’Odette n’était pas tendre avec sa mère, qu’elle la détestait quasiment, j’captais aussi qu’elle n’aimait pas du tout mon père, et qu’la réciproque était de haute intensité. Je voyais que mon père n’aimait pas aller dans la grande maison, celle d’à côté, où moi je me vautrais tous les jours, pour boire le thé. Il trouvait ça super guindé, trop aristo. Moi je mangeais des tartines de camembert trempé dans du thé Earl Grey noir, et j’adorais. Je parlais de l’école, de la musique, je questionnais mes grand-parents, et eux-deux me regardaient manger. En me dévorant d’un regard espiègle. Mon grand-père Abdel riait beaucoup, silencieusement mais copieusement, en m’entendant me moquer des profs, que je jugeais incompétents. Odette était plus proche de moi, elle me resservait généreusement, et riait fort ! Leur intérieur était feutré, les conversations mesurées, leur écoute était attentive. Iels aimaient aussi me raconter, leurs voyages, leurs anecdotes. Abdel était l’archive d’Odette, qui ne se souvenait pas de grand-chose. Je comprenais, de façon floue, qu’Abdel n’était pas angoissé, tandis que ma grand-mère l’était. Je sentais chez elle l’anxiété, que j’ai toujours aussi senti chez Marc, mon père.
Aujourd’hui je me demanderais : est-ce la crainte des parvenus ? De celleux qu’on appelle transfuges ?
Odette et Marc ont en commun de venir tous deux de milieux pauvres, dits prolétaires ou populaires, et d’en être sorti.e.s par alliance. Le train de vie de mes parents, cependant, était clairement plus simple et sobre que celui de mes grand-parents, qui ont sillonné la planète. Odette était femme au foyer, elle n’avait pas besoin de travailler, et s’occupait de la maison, aidée par un femme de ménage, et des femmes qui gardent les enfants, de temps en temps. Ma mère, Saadia, était devenue éducatrice spécialisée après avoir testé le droit, et s’est marié avec un type qui jouait dans des groupes de rock, coatchait au foot et qui, après plein de boulots, était devenu pigiste chez Nice Matin. Un couple plutôt déclassé, genre classe moyenne, type bobo. J’aimais grandir avec elleux. Mes parents ne sortaient pas beaucoup, n’avaient pas la masse d’ami.e.s, on regardait beaucoup de films, mon père était un cinéphile déterminé, quand je suis née, il commençait à se sentir légitime pour écrire sur le cinéma, dans une petite revue niçoise.
Il y a une chose que j’ai comprise en grandissant entre deux couples, qui étaient des alliances transclasses : mêler parfois, ça neutralise. L’ambiance globale était plutôt de centre gauche, on appréciait pas les extrêmes et quand je parlais du communisme ou l’homosexualité, comme une enfant qui répète les gros mots de l’école pour voir un peu c’qu’en disent les grand.e.s à la maison, on m’expliquait que le communisme c’était pas ouf, que ça finissait tout le temps mal, et que l’homosexualité ça passe.
J’ai pas grandi dans une famille de droite, et ça j’en suis plutôt contente. J’étais pas non plus chez les zadistes ce qui a eu pour avantage d’entretenir un certain suspense… j’ai pu découvrir sur le tard qu’il existe des modes de pensée plus radicales et des gens qui se battent pour des choses. J’avais un grand-père algérien qui était pour l’indépendance et une grand-mère juive survivante, c’était somme toute déjà pas mal pour me donner l’envie de lire, et une légère envie d’révolte. J’avais un père et une grand-mère qui savaient c’que c’est les prolos, qui en venaient, en réchappaient, m’en parlaient peu, mais Odette écoutait Brassens, et Marc Chaix avait lu Bourdieu. J’avais une tante comédienne et un oncle neurologue aux States, de quoi faire croire qu’on pouvait devenir quelqu’un.e, et qu’y’a des tronches dans la famille. Or moi j’étais de cette famille.
J’ai pas grandi dans une grande ville, en métropole ou en immeuble. J’ai grandi dans le Sud de la France, à Vence, 18 000 habitant.e.s, cité des Arts parce que les gens venaient mourir là, se soigner là, ou bien passer leurs vacances là. Jean Dubuffet, Élise Freinet, il y a eu des gens fréquentables dans les parages. Même James Baldwin a fait l’honneur à la région d’habiter là. Ça reste une région d’extrême droite. C’est chiant à dire, quant t’habites là, notamment quand tu sais très bien que y’a plein de gens qui ferment leurs gueules et qui sont pas fachos du tout, et plein de fâchés qui tiennent des discours dégueulasses, juste parce qu’ils ont pas eu l’audace, ou l’occasion, ou bien la chance de pouvoir juste changer d’avis, ou bien d’ami.e.s.
On parlait pas d’grand chose à table, dans ma famille. Fallait pas qu’ça soit trop sérieux. Les angles fallait les arrondir. Saadia et Marc s’étaient installé.e.s à côté de chez Abdel, Odette, mémé, c’était bien pratique pour les mômes, gardes gratuites, aide à l’achat de la maison, et en échange les deux foyers étaient liés, par des liens d’entraide et de contraintes. Moi j’aimais ça, j’ai été super entourée, je pouvais passer de l’une à l’autre quand quelque chose m’avait gonflée.
Toujours est-il : j’ai l’impression que pour bien s’aimer, faut s’abolir. Les avis divergeait peut-être trop, et puis les provenances aussi. Le voisinage mutualiste ne s’était pas tellement construit sur un rapport d’élection, de choix parmi… c’était les parents de Saadia et les beaux-parents de Marco, iels ne les avaient pas choisis. Aussi je crois que mes parents, tout comme avant mes grand-parents, se sont tacitement mis d’accord pour demeurer de gauche tranquille, apolitique, centralisée. C’était la tendance nationale, de toute façon, fallait pas trop être communiste, pas trop parler de lutte de classes, d’antiracisme, etc. C’est donc là-dedans que j’ai grandi, dans une famille qui m’aimait fort, et m’parlait pas de politique.
On me parlait certes de musique, de bouffe, de langues et puis de films. J’ai maté mes premiers porno sur les ordinateurs communs, planquée dans le bureau de Papy. J’ai vu beaucoup de films avec Marc, sa passion pour le cinéma m’a contaminée assez tôt. Et y’avait la télévision, importante dans notre maison. J’ai vu beaucoup beaucoup d’images, comme tous les enfants des 90’s. J’ai grandi dedans les images, et dans un cocon cotonneux.
Mon père lui, gosse, il n’avait ni télévision, ni salle de bain. Il était pauvre. Ça donne l’angoisse à l’âge adulte. Il est né dans cette rue pavée qu’on nomme à Vence rue du marché, avant que le capitalisme touristico-réactionnaire ne déforment tous les petits village de la Provence, surtout ceux de la Côte d’Azur.
Marc a donc rencontré l’aînée d’une famille super friquée, un couple d’immigrés fortunés. Parce que rappelez-vous qu’entre temps, la mère hongroise de ma grand-mère (mémé la biche, roulements de R) avait réussi le casse du siècle : elle a épousé un viennois qui avait pas mal de pognon. Ce qui fait qu’Odette, quand elle a épousé Abdel, en fait sa mère avait des tunes. C’est ainsi qu’ils ont pu acheter, en cumulant la classe sociale de mon grand-père et la dote matriarcale de la belle-mère, une villa avec grand jardin. C’est la maison où je squatte maintenant, depuis deux ans, avec une horde d’ami·e·s plus ou moins fidèles, et surtout très peu au courant de tout ce florilège d’histoires, pas passionnantes, ni trépidantes d’engagements, mais c’est la leur et donc la mienne, c’est depuis ces bribes d’histoires là, qui se sont passées dans ce quartier-là, que je vous écris.
Mon père coachait au stade de foot, et dans la maison d’à côté, y’avait la famille Benbadis, et le fils, Selim, y jouait. Et un jour il a vu ma mère et bah voilà elle était belle et ainsi de suite. Tout ça pour dire, ma mère Saadia, en faisant ça, en trahissant en quelque sorte sa classe sociale, et en se mariant avec un gars qui bossait depuis ses 14 ans, un mec papa et divorcé, qui faisait du foot et d’la batterie, qui hésitait sur son avenir et comptait surtout voir venir, ma mère, fille de la haute bourgeoisie, a lié à son capital financier et culturel un capital d’autochtonie.
Parce que les parents de mon père étaient d’ici. Alors moi je les remercie. Parce que ça donne trois capitaux : financier, culturel, local. Je suis blindée, et au moins symboliquement, je suis pleine aux as. Seulement voilà, ça rend flemmarde. Ça fait que tu as l’habitude d’avoir une vie assez facile. Parce que les choses, soit tu les as parce qu’on t’les paye, soit tu les as parce que papa connaît quelqu’un. Dans tous les cas t’as c’que tu veux.
Puis comme tu grandi en maison, avec jardin, toujours du monde, des langues vivantes, des plats maisons, des tonnes de livres et des vieux/vieilles qui ont du temps pour te parler, t’entendre déblatérer à fond et à loisir sur des sujets que la plupart des autres adultes n’ont même pas le temps d’aborder, harassé.e.s qu’iels sont par le taff, bref tu finis par savoir parler, et par aimer qu’on le remarque. On m’a élevée à vouloir plaire, comme n’importe quelle fille validée, et à désirer réussir, devenir quelqu’une.
Bon cela dit chez mes parents c’était + cheap et détendu, et c’était bien. J’suis pas Sisi l’impératrice car mes parents, puisqu’iels se sont égalisé.e.s, neutralisé.e.s, qu’iels se sont un peu mélangé.e.s, retrouvé.e.s, comme on dit : « half-way », au milieu, dans un style bobo, plutôt molo, entre l’très bas et le très haut… On mangeait d’la bouffe Monoprix que j’adorais, et on regardait la télé. On avait le câble, j’étais obsédée par Disney, par MTV, par Tim Burton et Lizzie McGuire. J’ai un souvenir audiovisuel-gustatif de steak haché cru délicieux dans de la purée mousseline trop bonne, la télé, le feu d’cheminée. C’était cool, chaleureux, serein. Bon sauf quand ça partait en couille et en engueulades pas possible.
La maison était acolée à celle du couple hégémonique, grand-parental. Elle était achetée à crédit, avec leur aide. Mon père était à Nice Matin et ma mère était éduc’ spé dans une clinique médico-pédagogique.
Quand j’étais petite l’ambiance était souvent tendue. J’étais une gamine qui pleurait super souvent, riait très fort bref ressentait ses émotions comme on le dirait aujourd’hui. Je me tapais de super fou-rires devant les films et mon père m’engueulait très fort. Je me rappelle que je pleurais et mon père m’engueulait très fort, je me rappelle que je demandais « c’est quoi une homosexuelle » ou « ça veut dire quoi « ça veut dire quoi » ?», et que tout ça énervait mon père, qui était super colérique quand il bossait. Ça ne m’a pas traumatisée. Marc a dû laisser quelques marques mais c’est somme toute assez OK. Et puis il a beaucoup changé. C’est fascinant comme les gens changent, en permanence et toute la vie. C’est pas comme ça qu’on te le dit. On te dit bon ça va tu grandis et puis après ouais tu te fixes. Foutaises parce que le nez grossit sur tout le long de notre vie, entre autres choses qui ne cessent, comme le trond d’un arbre, de s’expandre vers l’extérieur, de prendre en gramme et en teneur. Les gens s’alourdissent beaucoup, et je ne me parle pas que de kilos de chair. Ce sont aussi des kilos d’âme…
J’étais pas une enfant facile. Je m’rappelle que j’montrais mon sexe, que j’adorais aller cul-nu, et que mon père ça l’énervait, il m’engueulait. Je montrais ma vulve à la récré, tous les mecs étaient obsédés par la questions, alors un peu d’anatomie, une petite prestation gratuite, je m’y adonnais volontiers. J’étais de nature extravertie, et socialiste.
Bref je suis née entre ces couples, mariages transclasses. Des gens bien nés qui épousent des êtres sensibles, le calme plat des aristo s’est mêlé à l’agitation des fils et filles d’ouvrier.e.s. J’ai vu dès que j’étais minuscules des gens qui s’aiment et se détestent pour des raisons nombreuses, épaisses, troubles et troublantes. Mon père n’a jamais trop aimé venir dans le palais des beaux-arts que constituait la maison grand-parentale. J’ai toujours senti cette frontière. Et j’ai beau avoir découvert les concepts de classe sociale, de privilèges très tardivement, je voyais bien qu’au niveau styles, ça collait pas. Toujours est-il, tous ces gens là se sont croisé·e·s, se sont aimé·e·s et mélangé·e·s, et ont fabriqué des enfants. Odette a fait un bon mariage, sécurisant, après une enfance chaotique dans une Europe prise par le fascisme. Elle est devenue femme au foyer pour un mari coquet, gentil et délicat. Il gagnait beaucoup de fric et elle était contente de coudre, de cuisiner, de faire l’jardin et la vaisselle, la couture et pendant tout ce temps, d’écouter toujours de la musique, des tonnes et des tonnes de musique, et j’comprends ça. S’occuper de la maison, il fallait bien que quelqu’une le fasse. Être là pour les trois enfants, faire de la bouffe, laver les draps et les vêtements, secondée d’une femme de ménage… je me rappelle d’elle : Fatima.
Odette avait la vie de famille, les escaliers en marbre blanc, les enfants pour courir dessus, et Fatima, dévote, discrète et fidèle, pour nettoyer la grande maison. Tout ça Abdel pouvait le payer. Je ne leur en veut pas spécialement, ça serait d’ailleurs malvenu, de tout ça : j’ai bénéficié. J’ai baigné dans ce manoir là, cette manière là de voir le monde, un progressisme bien habillé et dorloté, des discours profonds, mesurés, et en réalité, pas loin, dans chaque recoin périphérique, à 300 mètres dans le quartier : les subalternes.
Il s’agit pas de régler mes comptes. Mais je veux comprendre ce que ça crée. De grandir dans ces divers caste, dedans cette nappe bariolée, ce grand tissu d’sécurité et de tabous, et de silences. Avec toutes ces strates d’opinions dissimulés, de souhaits secrets, de ressentiments… Les enfants captent ces trucs-là, j’aurais dû écrire ça plus tôt.
« J’aurais voulu mieux pour ta mère », m’a dit Odette, il y a peu de temps, à propos de mon propre père. Faut quand même pas s’prendre pour d’la merde pour dire ça. Et en même temps j’ai des images, comme des photos fabriquées, de Saadia-Marc avec Odette, dans une bagnole des 70’s, allant tous les trois au concert de la grande Tina Turner. Marc savait qu’Odette adorait, et que Saadia aussi et lui, il avait choppé des tickets. Je me trompe de dire on parlait de rien, ça parlait souvent de musique, c’était le liant la musique.
J’en veux pas non plus à papa d’avoir épousé ma maman. Faudrait-il qu’en plus d’être pauvres, les pauvres souhaitent le rester ? En puis est-ce qu’on choisit vraiment ? Ma grand-mère voulait l’prince charmant et le palais, elle l’a trouvé. Mon père voulait une autre vie, il l’a trouvée également. Je suis née aux croisements des chemins, dans une ambiance super-hybride, entre les classes et les pays…
Et moi cet intérêt que j’ai pour la galère, la rêverie, pour une errance bien maîtrisée et poétique, je le dois très précisément à ce tissu de sécurité dans lequel je suis arrivée.
Je suis tombée dedans un monde, complexe et dense, gentrifié. Un monde confortable et coupé, grouillant d’étranges promiscuités. C’est tous ces voisinages foireux, magiques, louches et compliqués, que seule l’écriture bordélique, inclusive et scénaristique peut peut-être reconstituer… Une histoire me revient en tête, celle de la mort de mon grand-père*.
- Et je me rend compte que ce que j’ai à vous donner, ce ne sont pas tellement des histoires, mais en fait ce sont des images. Je vais vous épargner un essai qui aurait cela comme sujet, je n’suis pas Didi-Huberman.
Abdel est mort en 2016, et le jour même de son trépas, Fatima était là, près de lui. Iels récitaient le Coran ensemble, parce que personne sauf Fatima parlait l’arabe dans la maison, et mon grand-père sur son lit de mort, il ne parlait plus le français. L’agonie dura plusieurs jours. Il poussait fort avec ses pieds, ne fermait plus du tout les yeux, qui semblaient ne plus voir du tout, étaient voilés. Il suppliait. C’est comme ça que ça s’est passé. Y’avait Fatima et Odette, la subalterne généreuse, qui remerciait quand on la saluait, et la dominante survivante, très bien mariée. Et le marbre dans l’escalier.
Et moi, ces deux dernières années, je me suis logée dans cette archive, peut-être aussi pour écrire ça. J’pense à mon père, à ma grand-mère, à Fatima, au père de mon père dont on dit qu’il était dans le noir la journée (peut-être à l’usine de charbon) et dans le blanc tard dans la nuit (la farine de l’aide-pâtissier).
Je pense à elles, je pense à eux, aux tonnes d’images que j’ai bouffées en bientôt trente ans d’existence. Je pense au luxe que c’est d’zoner, d’avoir le temps de lire et d’écrire, de dessiner. Je crois que l’enfance, y’en a qui n’y ont pas accès, alors que moi j’habite dedans, j’y reste encore. Je pense à l’injustice immense que j’incarne à moi toute seule.
Je pense au fait que les gens pauvres, ou les personnes qui l’ont été, l’errance ne les intéresse pas. J’ai envie d’généraliser. La bohème intéresse les riches, celles et ceux que l’on a couvé·e·s, elle exerce sa tentation sur les enfants sécurisés, filles du confort et du conforme. Et en disant cela j’me trompe, on n’peut pas sociologiser si facilement. Mais les punk ont toujours été les gosses qui prenaient en pitié la vie bourgeoise et névrosée de leurs parents soumis/friqués. Chaque milieu crée ses tactiques.
En mon sang s’écoule d’autres sang, et les molécules d’autres corps : de foules de fous de firmes de fibres, de p’tits brigands … de couturières, de filles de rien, d’enfants berbères, d’illustres chefs musulmans, de juives persécutées aux camps, de soldats envoyés au front, de garçons sans argent mais libres, de gens crevés, filles fatigués, de coachs de foot, de collabo, de résistants, de gros puissants et de militants.
Les mots ma langue ma peau le ciel
me laissent entrevoir que je peux : tout aussi bien
Devenir le monde
que le fuir et le détester
le voir brûler, mourir, tomber
Heureusement y’a la poésie, et pas que la sociologie
Maintenant voilà, je sais que je n’sais pas qui j’suis,
mais j’ai décrit quelques images
j’ai révélé quelques photos
qui disent peut-être un peu d’où j’viens
C’est une histoire que je m’raconte, et dont j’me rappelle le matin.