Je n’suis pas venu pour les humains. Elle me font rire vos militances. Or le commun, la lutte, les droits, c’est trop humain, moi j’en veux pas. L’humain m’a vidé l’estomac. Or si je fais ça, c’est 100% humanoïde, c’est de la chair pleine. La politique en glace pilée dans mon cerveau j’y arrive pas. C’est chaque jour un nouveau mandat, chacun qui doit trouver la force à mettre dans sa propre lutte + dans les forces co-habitantes. On est trop jeunes et en même temps on est trop vieux. MTV nous a déformés. C’est pas tellement la force qui manque, c’est plus l’envie d’la déverser à cet endroit là. J’ai pas envie d’avoir le temps. Pour deux petites centaines d’euros j’obtiens la paix. J’aurais également pu te dire que je suis repartie vers les machines et hors des corps. Ça demande vraiment d’avoir de la force de vivre avec plusieurs corps, des corps vivants je veux dire. Y’a des endroits où c’est plus simple les corps sont morts
depuis longtemps.
J’n’ai plus envie de patauger en viande humaine toute la journée. Je ne sais pas comment faut le dire, j’sais d’ailleurs pas comment tu fais. C’est dur d’être seul avec les autres, c’est dur d’être soi avec les autres. J’suis une gamine, Je préfère donc m’acheter de la durée dans l’espace, avoir des murs, qu’on me foute la paix. Ne pas « avoir affaire » du tout, avec quiconque, presque personne. Alors oui j’crève de solitude, mais je préfère m’inventer une
liste de devoirs plutôt que de réclamer des droits. J’fais comme tout l’monde : j’place un billet pour pas avoir à m’emmerder avec de la fabrication. C’est du boulot que d’fabriquer une existence, c’est pas que d’l’organisation. Je gagne de l’argent, ça m’sert à ça, trois nuits de boulot et c’est plié. Hier en soirée il y avait de la merde devant la porte. Un des clochards avait chié sur le pallier côté trottoir. J’ai pas su réunir mes forces pour nettoyer l’étron liquide. Je n’ai pas su le faire, alors j’ai juste été laxiste, me disant qu’un Karcher passerait, je
suis partie. En arrivant au petit matin j’ai constaté la catastrophe. L’eau avait fait gicler la merde. Le Karcher était bien passé. Des morceaux de chiasse étaient passés en mille morceaux par dessous la porte. Il y en avait de partout, les mouches étaient en festival. On ne se trompe pas sur la provenance d’une merde humaine, on le sait tout de suite, sans aucun
doute. Et c’est très dur à supporter. Comme si nous étions programmés pour que face à certaines rencontres, la répulsion s’impose tout de suite. C’est une espèce d’odeur-douleur qui data-communique tout de suite : ne mange pas ça. Vers midi je suis descendue, assaillie quelques heures avant par une fine culpabilité, effacée très vite par ma flemme … non impossible j’attendrai que quelqu’un arrive. J’ai imprimé toutes les pages que la maquette devait contenir et puis les douze coups virtuels ont retentit (dedans mon ventre), j’ai dévalé les escalier. J’ai entendu la voix de Dolly. J’arrive et là je vois sa tête. Ça n’a pas l’air d’aller du tout. Elle a l’air presque au bord de larmes et elle a clairement la nausée. Elle avait marché dans la merde avec sandales (c’est un scandale) et sans chaussettes. Richard est là, sur le pallier. L’effet miroir de ses lunettes accentuent mon désespoir, je me sens jugée, je suis une feignasse, je suis de droite, je suis selfish. Il frotte le sol avec un ballet aux poils durs. Aucun
regard ne vient vers moi, j’aimerais leur dire, alors je leur dis : « j’suis désolée, j’ai pas eu le courage de nettoyer, j’avais pas envie de le faire seule. » Un long Silence glasse le sang de ma conscience. Dolly renverse de la Javel partout par terre sans me regarder. J’ai appris hier qu’elle était mère, ça lui va bien … ! putain en plus j’suis misogyne ! mais c’est pas vrai putain de bon dieu je mérite vraiment la potence … aller ma vieille faut se’rendre utile. J’enjambe les flaques. Elle ajoute du liquide vaisselle, vinaigre blanc, je ne sais pas bien quoi faire de mon corps mais je me dirige avec franchise vers le balais que tient Richard, afin de prendre le relais. J’aimerais participer maintenant. Oh bon sang d’merde c’est dégueulasse. D. se sent mal, j’me sens coupable et en même temps voilà qu’ça va … sans m’en rendre compte je n’sers à rien parce que j’frotte où c’est déjà propre, mais en frottant je me sens mieux.

(quelques heures passent) Fin de journée je sors marcher. J’étais dans une dérive choisie et dirigée lorsque soudain je me suis dit « bouteille de vin ». Le boycott attendra plus tard : je
me dirige vers le Carrefour. Et soudainement dans le décor connu (qui composait l’espace de jeu de ma semi vidéo-life) apparaît un visage connu et très honnête. Je l’avais pas vu depuis longtemps, mon beau Camion …

_ Eh bah Lili tu traînes ici toi maintenant?

_ Mon Dieu Vincent mais quelle surprise j’ai trop d’la chance ! Bah oui mais oui mais figure toi que j’habite là enfin je squatte enfin je paye mais pas très cher et c’est juste là dans la fontaine!

_ (ptdr) dans la fontaine? Bah ouais nous on est à côté!

_ Eh bah mais oui la place Concorde, c’est vrai que c’est vrai juste à côté.

Camion est avec sa copine. Ils ont tous les deux les yeux bleus. Ils ont le même regard d’enfant, désinfecté, pur et serein et amusé. « J’suis désolée je dois filer j’ai pas mon téléphone sur moi et (j’suis accroc) je suis en retard et on m’attend mais venez voir un de ces quatre c’est juste là peut-être après oui oui OK bon appétit! … J’entre dans la Brasserie d’â côté. On me tire-bouchonne la bouteille. Je demande aussi des glaçons consciente d’exagérer un peu et on me dit qu’olala non non non pas du tout pas aujourd’hui on n’en a pas suffisamment je dis d’accord merci beaucoup. C’est d’jà pas mal, je suis contente. En repartant j’embrasse Vincent j’embrasse Marine je leur dit de venir me voir quand ils voudront, et déjà saoule
sans avoir bu je lève la tête et je vois la tronche de Molière sur sa fontaine qui ne coule plus, et ça y’est les mots me reviennent, juridiquement voilà ce que c’est que d’vivre ici, oui c’est ça c’est comme l’écriture : c’est une occupation bourgeoise.