Quand tu sais pas alors t’inventes. Je sais jamaispourquoi ceci, pourquoi cela : alors j’invente. Ça va trop vite. Je manque de temps. Quand on a l’habitude d’être seul, chaque dialogue est un oral qu’on n’a pas eu le temps de préparer. Je pense souvent aux marseillais, aux
campagnards et aux prolos qui ont la parole très facile, très simple et fluide comme de l’eau de roche elle coule sans discontinuer ; eux ils n’ont pas de mal à parler.
J’arrive devant le grand hangar, je vois Thomas de très très loin, il est pieds nus sur le bitume. Baya fonce le droit sur son vélo, en plein sur moi, on est super contents d’se voir. Je l’accompagne dans la maison qu’ils squattent juste à côté d’ici. Le soleil brille en milieu de ciel on est sur la frange Romainville, celle qui borde Les Lilas. J’ai un peu chaud j’ai mon ordi parce que j’suis venue pour bidouiller des vidéos pendant que Baya codera du son. L’événement vise à réunir un peu des tunes et à faire venir les voisins, pour qu’éventuellement ça dure. B. me fait visiter les maisons ; il y en a 2 et 1 jardin, avec des poules et un zadiste ; j’adore l’endroit. Tu dois être très heureux ici. Le beau jardin. Oui c’est pour ça que je t’ai dit de venir, t’adorerais toi, vivre ici. On croise Clément, et Ludmila
et Vertigo, Soufiane, Victoire. Souf’ est en train de presser des oranges, il nous propose un verre de jus. Dans le jardin on me présente ce qui bientôt sera une marre, et qu’on appelle
future piscine, coupons la poire : ça sera baignoire.

_ T’aurais du venir vivre ici.
_ On ne pourrait pas trop être heureux au même endroit. _ T’as peut-être raison.

_ Et Loul c’est ta nouvelle copine?

_ Non non tu sais on fait l’amour mais je sais pas j’en ai plusieurs. D’ailleurs tu sais toi aussi j’t’aime.

Je rigole fort parce qu’il me parle comme un enfant, tellement direct, aucun vernis. Si le bon Dieu avait de l’argent il lui donnerait sans concession. « Arrête de dire des conneries », je lui réponds. On retourne au squat. C’est super beau, Victor a peint en très grandes lettres «La Normandie». C’est plus propre que la dernière fois. Hangar poète, espace immense, aucune
cloison, grandes mezzanines et une maison très bizarrement encastrée au centre du hangar, au milieu du ventre de l’espace. Je croise Margot, petit menu de 33 kg, elle a de profondes cernes rougeâtres autour de ses petits yeux feutrés. Il est 13h. Elle est jolie, semble fatiguée, elle a l’air en lendemain de soirée. Elle dit qu’elle va chercher du Gin. J’ai acheté une bouteille de blanc à 5€ chez un caviste des Lilas, en me félicitant bien grassement de ne pas aller dans un Franprix. J’entre en cuisine, comme ça sent bon! Imane prépare des légumes. « Comment ça se passe avec la loi? », je lui demande. On me dit qu’hier c’était le tribunal rendez-vous, et qu’il y a eu renvoi de 4 mois. Tranquillité jusqu’à Octobre. Victor se penche et m’dit c’est drôle, c’est la première fois que j’te vois là, la dernière fois t’étais dehors.

Il est sous-terrainement hostile, je m’y attendais. Je vais m’assoir avec les autres, j’prête mon tabac, on roule des clopes, je sors les fruits que j’ai apporté, je mange la poire, partage les pommes. Je parle un peu avec Camille du type qui tient l’espace que je loue. C’est un entrepreneur du squat, il fait payer des trucs gratuits. Victor est là, il nous écoute.

_ Pourquoi tu t’associes a eux plutôt que de venir avec nous?

_ D’abord j’m’associe pas a eux. Je prends seulement c’qu’il y a à prendre. Et d’toute façon j’peux pas bosser dans un endroit où y’a pas d’murs.

Je dis ça parce que je suis pressée, et qu’ça se fait pas de ne pas savoir. La vérité c’est qu’je sais pas, les choses elles se sont faites comme ça. La question danse et puis résonne. Bah je sais pas j’étais partie. Et puis vous rejoindre, j’crois qu’j’aurais pas trop assumé. Parce que
revenir ça veut dire que j’étais partie. Arriver après la bataille, raviver le détail banal d’un départ soudain et rapide. J’en avais marre Victor tu l’sais. Je suis partie. Revenir après, et laisser couler tout ce du temps dans cette petite fissure d’absence, ça aurait un peu voulu dire ne pas construire, venir après, arriver après la réu … venir manger sans cuisiner. Non merci je n’vais pas faire ça. Je suis partie un point c’est tout. Et maintenant j’reviens en touriste, c’est bien comme ça. Pas la force de reprendre la lutte. Procès-process, réunionnage et socialisme ça m’a gonflé. Soulever des fonds, battre les consciences, souffler de l’air
dans des petits yeux pour finalement tous se droguer. Je t’aime Victor, je le dis souvent. Aucune de ces pensées n’est vraie, sauf ce fait là : ça n’s’est pas présenté ainsi.
Sommaire journée : on m’a posé une question dure, et j’ai baragouiné quelque chose.

 » Mais qu’est ce que tu branles dans une fontaine à côté du Palais Royal plutôt que de
t’engager ici ?  » J’ai baragouiné quelque chose. Si j’avais eu l’temps j’aurais dit : Je fais toujours tout par amour. Quand on a squatté un hôtel c’était par amour pour la frime, et par nécessité de fuir. C’était pour sortir d’mon appart, et aussi pour loger Julia. La voie
Montreuil c’était Suni. Fallait qu’j’déménage l’atelier. Donc je l’ai fait. Puis on m’a proposé ce boulot, garder un vieux, être payée, dormir là-bas. OK Bingo. J’ai accepté. Et j’suis partie. J’étais fatiguée post-procès, et j’avais besoin de repos. Le repos c’est la solitude, les autres
c’est l’agitation. C’est beau, c’est bien, mais c’est aussi très fatiguant. Je suis partie. Certes un peu du jour au lendemain. J’ai essayé de bien terminer, et de revenir une
seule fois. C’est souvent que je fais comme ça. J’ai pas l’mental. J’ai pas la force que vous avez, de vouloir être avec les autres. J’ai choisi la voie sans affect, l’illusion du neutre et du calme.
La voie Molière, qui est quand même la voie Brieuc, puisqu’il n’y a jamais pas d’amour. Je fais de l’occupation bourgeoise, je paye 15€ le mêtre carré. J’file mes tunes à un adophile dont j’aime pas la manière de penser.

Ça reste moins cher que partout ailleurs. C’est du profit et c’est risible, mais est-ce mal ? Ça n’est pas mal, c’est une posture. J’sais pas franchement pourquoi c’est mal de faire de l’oseille. C’est une posture, on prend les gens comme des moyens d’vectoriser de la monnaie. Je sais pas trop en quoi c’est mal, je sais juste que je n’aime pas ça. Mais j’n’y peux rien j’suis un symptôme, du grand syndrome néo-lib. J’voudrais posséder un vélib.

Y’a pas de mal, y’a qu’des iPads.

L’argent nous a rendu étranges. Y’avait quelque chose d’irresponsable dans la vie qu’on menait à l’Hôtel. Squatter le bien d’un maître d’hôtel c’est pas moral. J’aimerais qu’là-dessus on puisse au moins tomber d’accord. C’était l’esquisse d’une vie ensemble, c’était un collectif boiteux. C’était cloisonné vertical, et le pire de tout c’est que ça me plaisait. Cloisons et verticalité sont les conditions grâce auxquelles j’ai pu ainsi tout supporter. C’est peut-être là qu’j’ai pas l’mental : l’horizontal. Moi j’ai besoin de séparation, il faut que les choses et les
gens me manquent. Sinon j’me met à détester. Mais la question ne s’est pas posée. Personne ne m’a téléphoné. J’suis pas revenue. J’ai opté pour l’option bobo : 150 balles pour un studio avec moquette derrière la fontaine de Molière. J’habite au milieu du cratère. Et tout
Paris pour témoigner d’une humeur vague et villageoise : l’effondrement. Vous me faites rire avec vos consciences. C’est grâce au grand libéralisme qu’on peut squatter des bâtiments. On y déverser des aptitudes adolescentes que le système que l’on dénonce nous a permis de développer : envie de bien-être, déconnexion et liberté. Mon cul collant la liberté. Quand je suis allée à la cuisine faire des petits bisous à Margot, bah j’ai aussi salué Hugo.

_ Pourquoi tu pars?

_ Je vais travailler.

_ Capitaliste. » Hugo m’a dit.

J’ai rigolé, je lui ai dit « vu le job que j’ai, je fais plutôt du socialisme. » Je suis re-partie. Et j’ai pensé qu’il faut être fou pour se croire en dehors du monstre quand on est ce dont il se nourrit.